« Les tableaux sont des mondes où chacun est libre d'y voir ce qu'il souhaite. »
Une chambre, spacieuse et lumineuse. Les murs sont blancs immaculés. Le lit est méticuleusement fait, rien ne traîne sur le sol. Les livres sont rangés par taille croissante sur les étagères, beaucoup traitent d'art. Près de la fenêtre, un chevalet sur lequel trône un tableau inachevé. L'on y discerne légèrement une fleur, peut-être une rose. Sur le bureau, quelques stylos et un extrait de journal déchiré.
« (…) Quinze ans à peine et Maelys Dremm est une vraie prodige ! Ses œuvres sont dignes des plus grands noms et nombreux ont été les visiteurs à se rendre à sa dernière exposition : plus de mille en trois jours ! Tous en reviennent enchantés et certains disent même avoir été comme « absorbés » par les peintures de la jeune étudiante. Les plus chanceux ont eu la possibilité de rencontrer la demoiselle et tous s'accordent sur le fait qu'elle est absolument charmante et qu'elle a du talent. Un incroyable Talent. (...) »Près de l'armoire, un immense miroir dans lequel se reflète la peintre en question. Elle ne sourit pas, elle s'observe. Elle semble si innocente avec ses grands yeux bruns à moitié cachés sous une frange épaisse, ses longs cheveux châtains qui lui descendent jusqu'à la taille. Elle semble si fragile dans ses habits d'élève modèle. Elle semble si parfaite malgré ses doigts tâchés de peinture. Elle semble si pure, elle semble être tout ce que l'on peut attendre d'elle.
Un sourire teinté d'amertume étire ses lèvres, un voile de tristesse recouvre ses iris. Il n'y a rien de vrai dans cette apparence, rien de vrai dans ses manières d'agir, rien de vrai dans le « charme » qu'elle arbore pour faire illusion. Que croient-ils, tous ? Que pensent-ils ? Sont-ils envieux de son succès, de sa réussite, de son Talent ? Le sourire disparaît. Est-elle à jalouser ?
Les gens veulent tous être sur le devant de la scène. Mais ils sont faibles.
Les Profanes ne peuvent comprendre.
Elle est une Tresadenn dans toute sa splendeur, une Tresadenn sur qui reposent les espoirs de la Famille, une Tresadenn bien trop jeune pour de telles responsabilités. Et lui, où est-il ? Il l'a abandonnée, il est parti sans un mot. Judicael. Son frère adoré. Son frère aimé, son frère aimant. Il s'est en allé, fugace, furtif, et il a emporté avec lui l’insouciance de la jeunesse.
Son insouciance.
Et ils l'ont oublié, lui. A la place, ils l'ont placée sur un piédestal, emportant en loin sa candeur et sa sincérité. Elle n'est plus Maelys, elle n'est que la peintre que l'on exhibe, l'artiste « prodige » dont ils sont si fiers. Où est la vérité ? Elle ferme les yeux, dégoûtée. Pourquoi est-il parti ? Elle murmure à son reflet, un chuchotement presque inaudible qui résonne pourtant comme un coup de tonnerre dans la chambre silencieuse.
« Tu me manques. » Elle le déteste. Il a fui, le lâche. Elle lui en veut. Traître. La rancœur l'anime, elle se dispute à l'amour. Une envie de peindre la prend, subite, pulsionnelle. Elle se plonge dans ce tableau inachevé, concentrée, dans un monde dont elle seule a la clé. On frappe à la porte, elle ne répond pas, elle ne veut pas répondre. Elle ne peut pas répondre. Ses mains s'activent, la peinture s'étale, les formes se superposent, la magie opère. Ses gestes s'accélèrent, frénétiques, passionnés. Elle est le pinceau, elle est l'Art, elle est le Talent.
La dernière trace.
Elle recule. Sur la toile, une rose bleue et violette. Quelques pétales fanés éparpillés, des ombres inquiétantes, et pourtant, un profond sentiment d'amour. Paradoxe. Elle se détourne, calmée, sereine. Ce tableau, personne ne le verra. Sauf lui, peut-être.
« Mon frère.
Cela fait des mois que je n'ai rien écrit à ton intention parce que depuis que tu es parti, je ne sais pas quoi te dire. Je ne sais plus quoi te dire. J'ai l'impression d'être une adulte dans le corps d'une enfant, comme si Père et Mère voulaient me faire grandir plus vite en m'exhibant ainsi. Je ne t'ai pas vu à la dernière exposition, peut-être viendras-tu à la prochaine. Je me demande souvent si tu aimeras ce que je fais, crois-tu que tu me le dirais si ce n'était pas le cas ?
J'aimerais vraiment te revoir. Quand comptes-tu revenir à la maison ? Il y a tellement de choses que je dois te raconter. Me rejoindras-tu à Muzenn un jour ? Je sais que tu as du Talent, toi aussi. Tous les Tresadenn en ont un, Mère ne veut juste pas voir le tien.
J'ai un tableau qui t'attend. Il ne ressemble pas vraiment à ceux que je peins habituellement.
Tu me manques vraiment.
Maelys.
PS : Je n'ai pas croisé de Clown à Paris. »
Elle ne sait même pas pourquoi elle écrit des lettres, elle n'a aucune adresse à laquelle elle pourrait les envoyer.
Quelle ironie.