«Si les points étaient des gens, alors les théorèmes seraient des scénarios.»
Judicael Dremm.
Sur le bureau, un tas désordonné. Une pile de lettres et notes. Certaines envoyées. D’autres jamais. Celle-ci, oui. Papier blanc, encre bleue. Solennelle. Il y a cinq ans.
À Monsieur Alexandre de Narjac.
Je ne suis pas un de vos fans désespérés. À vrai dire, je ne vous connaissais pas, il y a peu. C’est un départ étrange pour une lettre – je ne sais pas écrire des lettres. Mais je devais vous contacter. Je vous présente toutes mes condoléances pour la mort de votre père, Monsieur Vincent de Narjac. Cela peut vous paraître abrupt, indiscret. J’ai cru comprendre que vous préfériez, et y arriviez avec brio, rester discret. Je tiens ces informations de ma mère, Solen Eilenn.
Je suis votre demi-frère.
Judicael Dremm, successeur d’une des lignées les plus élitistes des Tresadenn. Situation d’une douce ironie. Ma mère a eu une aventure, évidemment illégitime, avec votre défunt père – sans doute le moment est mal choisi pour vous en parler. Tant pis. Elle m’a révélé son décès, quelques jours plus tôt, du bout des lèvres, me laissant le soin de comprendre le sens de cette nouvelle. Contenir ma curiosité, sans doute.
C’est pour cela que je vous écris. J’aurais aimé en savoir plus sur lui, sur vous. Sur les Prederi – vous devez l’avoir deviné, le réel souci : je suis des vôtres.
J’espère une réponse de votre part.
Judicael Dremm.
Une main, longs doigts effilés, l'écarte. Sous elle, papier à lettre bleu, encre noire. Quelques tâches. Toujours inachevée. Peu après.
Au Clown, jongleur de mon enfance.
J’ai appris beaucoup, depuis la dernière fois. Depuis ces expositions interminables et tes pitreries inoubliables. J’ai appris et compris. Ce que je suis – Non. J’étais. Ce que j’étais. Ce gosse d’une dizaine d’année qu’on trimballait qu’on montrait tout autant que les toiles que je signais. Je ne sais toujours pas peindre, je n’ai jamais su. Ne saurai jamais. Et pourtant. Pourtant mes tableaux étaient appréciés. C’étaient les miens. On me les avait donnés – je les avais pris. Je ne savais. Ni comment cela fonctionnait. Ni comment cela se faisait.
Une rose bleue. Un soleil végétal, froid et jovial. Des pétales comme des larmes. Des épines comme des lames. Apposé aux racines, mon nom.
La technique n’était pas parfaite. Parce qu’elle devait ne pas l’être. Je crois savoir le Talent de mère. Contraindre Père. C’était sa rose. À lui. Que j’ai volé. Que j’ai marqué. Et qu’aucun ne put jamais me contester. Aucun. Parce que c’était la mienne. Parce que personne ne conteste ce qui m’appartient. Que j’étais capricieux. La première fois que tu m’as vu.
Mon père me félicitait pour mon trait. En public, comme en privé. Lui-même oubliait.
Mais j’ai appris qu’il ne l’était, mon père. Triste. Poids de cette société. De ces masques sombres.
Je veux te revoir jongler. Revoir des couleurs et de l’art. Des lumières et des visages. Loin de nos fardeaux. Loin de Muzenn.
...
Une autre blanche. Même forme. Quelques mois plus tard.
À Alexandre,
Je vous remercie.
Je doutais recevoir un jour une réponse – vous auriez pu trouver cette lettre fantasque. Mais je suppose que vous saviez. Ou avez su depuis. On dit que vous, Prederi, êtes doués pour les secrets et mystères. Mensonges, aussi. C’est ce qu’on dit.
Ces informations sur mon… père m’ont été précieuses. J’aimerais encore en savoir plus, mais cela attendra. J’ai décidé de me retirer de Muzenn et sa société absurde. J’entre en faculté. À Rennes, non loin de chez vous, donc. Rompre avec cette hypocrisie, ce jeu de manipulation et d’apparence. Apprendre la Mathématique. Loin de l’Art.
Nous pourrons nous voir si j’en trouve le temps. Appelez-moi Cael, aussi. Seule ma mère utilise encore Judicael.
Cael.
Puis un brouillon. Raturé. Quelques tâches, traces de larmes. Elle l'a reçue.
À toi, petite sœur. Grande lueur.
On ne se reverra sans doute pas avant un moment. Quelques mois, peut-être années. Je t’expliquerai, plus tard. J’espère que tu t’amuses en cours. Tu as de la chance, Mère n’a pas jugé utile de te cloisonner à la maison. Toi. Sans doute parce que tu es leur fierté. Tu sais peindre. Prometteuse. Un jour j’irai voir une exposition en ton honneur. Je n’en doute pas.
Mais pas tout de suite.
Tu seras une digne descendante de l’union Dremm-Eilenn, une vraie Tresadenn. Le monde aura les yeux rivé sur ton trait. C’est tout ce que je te souhaite.
De mon côté, tout se passe bien. Je respire enfin. Mère soupirerait de voir que je me suis encore teint les cheveux – en violet, toujours, tirant vers les bleus, clair. J’ai trouvé quelques clubs auxquels m’inscrire. Les cours sont faciles. Je t’écrirai régulièrement, ne t’en fais pas.
Pense à moi. Cael ~
PS : Si, quand tu iras à Paris, tu croises un Clown Jongleur, achète lui un beignet. S’il-te-plaît. Tu me manques. Déjà.
Il froisse quelques écrits. En déchire. Puis ce même bleu. Bien plus tard. Récemment.
Clown, qu’es-tu devenu ?
Quatre ans. Je n’ai tenu que quatre ans, sans cette mascarade. Je ne peux plus. Partout, je les vois. Les Artistes. Des sorciers qui se mentent, des tricheurs qui pensent faire le Beau. Je les reconnais, partout. Ils m’énervent. Tout m’énerve.
Parce que j’en fais partie.
On m’avait dit que les Prederi étaient les maîtres de la logique, la stratégie, tout cet art de l’esprit. Je ne pensais pas qu’ils avaient affinité à ma discipline. Ou l’inverse. Qu’ils créeraient mon affinité. Le stratagème par lequel j’ai toujours pu m’en sortir venait d’eux, évidemment. Mais là. Là, ils font naître ce… Talent dans ma source de fuite. Cette malédiction.
J’aurais voulu être un artiste. Mais nous ne sommes que des menteurs. J’aurais voulu qu’aucun n’en soit. Mais nous sommes partout. Alors je mettrai fin à notre secret. Talent. Je ne peux plus me fuir.
Je suppose que je n’ai pas besoin de t’envoyer ces mots. Je te les dirai un jour. Je reviens à Muzenn.
La dernière. Quelques semaines.
Alexandre.
J’accepte ta proposition. Je m’installerai au manoir dès que possible. Je compte redevenir actif auprès de Muzenn. La photographie sera mon art. Parce qu’il en faut un, pour conserver le subterfuge. Tresadenn.
Cael.
PS : On peut fumer dans le manoir ?
Il soupire, se relève. Il dégage quelques cheveux de ses yeux, négligés - mais violets, toujours. Il sort une cigarette, vérifie que sa chambre est bien fermée. L'allume. Garde la flamme. Prends les lettres. Les allume. Sa silhouette maigre est projetée sur le mur, ombre dansante d'une flamme vive. Il ouvre la fenêtre, jette les cendres. Ça sent le cramé. Dommage. Il y aura pire.
Notes de bas de page
Cael Dremm. 22 ans. Étudiant en Mathématiques. Talent Rhétorique : "À moi." Cael est capable de se revendiquer comme auteur ou propriétaire des œuvres et objets sur lesquels il concentre son talent verbal. L’auditorat ainsi convaincu ne remettra pas en cause cette supercherie.
Iestin Cabedoce Admin et Proprio
Messages : 105 Date d'inscription : 15/12/2013 Age : 99 Localisation : Suivez l'odeur des oeuvres d'art.